Sigrid Mratschek: Der
Briefwechsel des Paulinus von Nola. Kommunikation und soziale Kontakte zwischen
christlichen Intellektuellen. Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht 2002 (Hypomnemata
134). 732 p.
Paulin de Nole est au centre dun formidable réseau de communication sétendant sur tout le territoire de lEmpire romain. Ce succès sexplique par la conjonction de deux facteurs : 1) la force du message ascétique et la personnalité de celui qui lincarne, Paulin ; 2) la force de persuasion de la rhétorique de la lettre, véhicule du message. Rhétorique et ascèse interagissent. Cest là la thèse qui sous-tend cet ouvrage de Sigrid Mratschek (S. M.) sur la correspondance de Paulin de Nole.
La première partie (« Rhetorik und Askese »), consacrée au message central (défense dun nouveau genre de vie ou dune nouvelle « ascèse ») que Paulin transmet par le biais de la lettre (« rhétorique »), souvre sur un chapitre consacré à lhistoire politique et culturelle de la Gaule de lépoque (chap. 1, « Der kulturelle und politische Hintergrund ») : on assiste au IVe s. à une évolution qui voit les aristocrates gaulois prendre une importance politique considérable, pour la perdre ensuite, à la fin du IVe et au début du Ve s., en raison de leffritement progressif de lEmpire romain. Cest à cette époque quon commence à préférer la pauvreté chrétienne ou la carrière ecclésiastique à la carrière politique (cf. Paulin, Sulpice Sévère, Sidoine Apollinaire). Une nouvelle aristocratie apparaît, pour laquelle aristocratie et épiscopat ne font quun.
Le chapitre suivant (chap. 2, « Leben und gesellschaftliche Position ») est consacré à la vie et au rang social de Paulin. La présentation (sur une quinzaine de pages) de sa vie est suivie de deux sections consacrées respectivement à la question du titre qui était le sien lorsquil gouvernait la Campanie (il fut probablement consularis Campaniae, et non simplement proconsul) et au problème épineux de son rapport de parenté avec Mélanie lAncienne et avec lillustre famille des Anicii.
Le troisième chapitre (chap. 3, « Auf der Suche nach der eigenen Identität ») traite des idées de Paulin sur la richesse. Ce thème se situe au centre du message que Paulin sest donné pour mission de transmettre à ses contemporains : il est le porte-parole et le modèle dune nouvelle attitude face aux biens de ce monde. Cest dans la liquidation de ses possessions dAquitaine, de Campanie et dEspagne que le futur évêque de Nole voyait le pas décisif vers la vie ascétique, plutôt que dans son baptême ou dans son ordination sacerdotale (la question de ses biens fonciers est liée au problème mystérieux de la mort violente de son frère, du procès intenté contre Paulin lui-même et de la menace de confiscation de ses biens qui sensuivit ; selon S. M., il est probable que son frère fut assassiné pour ses richesses et quon essaya ensuite de faire endosser la responsabilité du crime à Paulin, lhéritier des biens du défunt[1]). La liquidation des biens du nouveau converti provoqua un véritable cataclysme et fit le tour du monde aristocratique et chrétien de lépoque. Cétait un fait inouï : Paulin était le premier sénateur à sacrifier sa carrière politique et son immense fortune pour se consacrer à la vie monastique. Une partie de largent de la vente fut mis à la disposition des églises et des pauvres dAquitaine, de Campanie et de Palestine. Une autre partie servit à soutenir les activités de Paulin à Nole (construction du monastère, de la basilique de saint Félix, etc.). Dans ses lettres, Paulin développe fréquemment ses idées au sujet de la richesse : il faut donner sa richesse à Dieu, le banquier divin, qui la rendra avec des intérêts. La conversion est une sorte de commerce : on achète le ciel contre les biens de ce monde ; il va sans dire que ce premier pas sur le chemin de la perfection doit aller de pair avec lobéissance aux préceptes du Christ. Paulin va donc se servir de ses lettres pour conduire le plus grand nombre de personnes possible sur le chemin de la vie ascétique. Sa grande idée est dadapter sa théorie du renoncement à la situation personnelle de ses correspondants : certains renonceront à une partie de leurs biens, dautres renonceront à une carrière dans lEtat, dautres se distancieront moralement de leur possessions, etc. Paulin parvient ainsi à gagner les hautes couches de la société à sa cause. Sa doctrine aura un impact considérable sur lopinion publique. Mais ce succès naurait pas été possible sans le génie littéraire de Paulin : le message ascétique est délivré efficacement grâce à la rhétorique de la lettre.
La deuxième partie (« Der Zirkel ») sintéresse au cercle social de Paulin. Le quatrième chapitre (chap. 4, « Die religiöse Ausdehnung ») traite des années entre le retour de Paulin de Campanie et le début de son séjour à Nole. Dans la période qui suit immédiatement son retour de Campanie, Paulin noue de nombreux contacts avec les aristocrates aquitains. S. M. consacre toute une section de ce chapitre à Ebromagus, la propriété principale de Paulin, quelle localise au sud de Portus Alingonis (actuellement Langon, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Bordeaux), conclusion très certainement correcte, à laquelle était déjà arrivé, en 1995, le commentateur de la correspondance dAusone, L. Mondin, que S. M. semble ignorer[2]. Paulin quitte Bordeaux avec son épouse Therasia et se rend en Espagne. Il se trouve dans sa période de « conversion ». Cest lors de son séjour en Espagne que Paulin commence à tisser des relations internationales avec des intellectuels chrétiens. Cest aussi à cette époque que se situe sa correspondance conflictuelle avec son maître Ausone et quil décide de se consacrer exclusivement à la poésie chrétienne. Après son ordination sacerdotale, à Barcelone, Paulin commence à correspondre avec Jérôme et Sulpice Sévère, notamment. Puis il sinstalle à Nole, qui sera durant plus de dix ans la plaque tournante des relations culturelles et religieuses entre les intellectuels de Gaule, dEspagne, dAfrique du nord, et, à lest, de Dacie et de Palestine. Dans ce contexte, S. M. parle aussi de lactivité innovatrice de bâtisseur de Paulin (basilique de Nole, sanctuaire, tombe de saint Félix). A partir de son monastère, il tisse un extraordinaire réseau de relations sociales, qui sétend sur tout le monde romain.
Dans le cinquième chapitre (chap. 5, « Die soziale Struktur »), S. M. étudie le système postal privé de Paulin : fréquence des échanges, difficultés des voyages, routes et, bien sûr, messagers. A propos du choix des messagers, la pratique de Paulin variera : alors quau début les messagers sont de provenances diverses (clients, esclaves, employés, etc.), ce seront ensuite en majorité des moines, qui ne travaillent pas pour un salaire et en qui il peut avoir une confiance totale. Les messagers ont dailleurs souvent la charge de transmettre un message oral, parfois plus important que le message de la lettre. S. M. distingue deux cercles de correspondants : le premier cercle est celui des correspondants directs, les destinataires des lettres ; ils sont au nombre de 26. Le deuxième cercle est constitué de personnages importants nommés dans les lettres et avec lesquels Paulin était dune certaine façon en relation. S. M. en dénombre 13. Ces ecclésiastiques ou ces laïcs sont tous des personnages riches et de haut rang. Parmi eux, on trouve des évêques, des personnalités de rang sénatorial, des propriétaires terriens... Quelques-uns proviennent dAfrique du Nord, dItalie et des autres provinces de lEmpire, la majorité sont aquitains. S. M. sattarde sur lorigine sociale et culturelle des correspondants, quelle passe en revue. Elle parle notamment de Sulpice Sévère, dEuchère, dAmbroise et de Rufin. La correspondance comporte 51 lettres en tout, dont certaines sont aussi signées par Therasia. Les correspondants sont tous choisis dans lélite intellectuelle. Seuls les officiers sont absents : Paulin juge le métier de la guerre incompatible avec son idéal religieux. Dans ce chapitre, S. M. traite aussi des lettres de recommandation et de requête. Dans sa correspondance, Paulin obéit aux conventions de la correspondance de lAntiquité tardive[3]. Ses lettres ont pour but de persuader (persuadere) les correspondants à agir en faveur de quelquun (recommandation, p. ex.) ou à sengager dans la vie ascétique (lettres doctrinales). S. M. compare la correspondance de Symmaque avec celle de Paulin : alors que Symmaque avait pour but de gagner des amis politiques, Paulin cherche à gagner des adeptes pour son mouvement ascétique. La correspondance est un religiosum officium.
La troisième partie (« Briefwechsel ») sintéresse à la correspondance proprement dite. Le sixième chapitre est consacré à linfluence de la correspondance de Paulin sur le public (chap. 6, « Öffentliche Wirkung »). A cette époque, le christianisme recherche des adeptes dans toutes les couches de la société. Divers moyens sont utilisés pour former lopinion publique : la parole, lécriture, limage (dans la basilique de Nole, p. ex.) ; cest ainsi que Paulin saura aussi adapter son langage à la simplicité des pèlerins affluant à Nole. La langue de ses lettres est très soignée et lon remarque quelles étaient destinées à la publication. Ce nest quaprès sa mort quelles seront publiées comme un corpus à part entière. Mais encore du vivant de Paulin elles circulaient dans son cercle damis ; on en faisait des copies. Ces lettres mêlent les thèmes et les genres les plus divers. La majorité dentre elles sont destinées à un large public, même si elles sont adressées à une seule personne[4]. Leur but est dinfluencer lopinion publique en faveur de lidéal ascétique de Nole. Pour ce qui est de la position de Paulin face à la littérature païenne, sil conseille à ses amis de sécarter de la perniciosa dulcedo de la littérature classique, cela ne lempêche nullement dutiliser le style rhétorique de lépoque tardive. Le message est différent, la forme est semblable : la rhétorique fait partie du pouvoir de persuasion de Paulin.
Septième chapitre (« Kommunikation und geistiger Austausch »). La lettre est un moyen de communication qui permet notamment léchange de saints cadeaux (du pain bénit, par exemple), signes de la communion spirituelle entre les correspondants. Ce genre de cadeaux remplacent les cadeaux comestibles, courants dans la correspondance tardive non chrétienne. On séchange aussi des reliques de saints. Tout cela permet de créer ou de nourrir les amitiés. La lettre favorise aussi léchange de livres religieux, que leur cherté rendaient difficilement accessibles. S. M. fait en outre dutiles considérations sur lédition et la publication des livres, sur les bibliothèques et sur les traductions des livres religieux. Elle consacre notamment plusieurs paragraphes aux relations littéraires entre Paulin et Sulpice et entre Paulin et Augustin.
La quatrième partie sintitule « Le moine et la société » (« Der Mönch und die Gesellschaft »). Le huitième chapitre (8. « Kontaktpflege ») est consacré aux contacts de Paulin, qui est loin dincarner lidée traditionnelle du moine solitaire fuyant le monde. Lascète de Nole nétait ni un penseur passionné par la théorie, ni un polémiste : son génie se révélait dans les relations personnelles[5]. Cest dans cette partie consacrée aux contacts de Paulin que S. M. propose un court paragraphe sur lamitié idéale, une amitié scellée dans le ciel et pouvant se passer de la présence physique de lami[6]. Une fois par année Paulin fait le voyage de Rome pour la fête des saints Pierre et Paul. Il a des contacts avec les élites chrétiennes (Pammachius, Rufin), ainsi quavec les plus hautes autorités de ladministration centrale italienne et avec la cour impériale. Il est en relation avec les papes de lépoque. Limpératrice Galla Placidia lui demande, en 419, de présider le synode de Spolète, qui devait élire le successeur du pape Zosime et qui naura finalement pas lieu : on voit par là que Paulin était considéré comme le premier évêque dItalie après le pape. S. M. sintéresse ensuite aux rapports de Paulin avec les évêques dItalie et dailleurs, puis aux nombreux hôtes illustres de Nole, qui était devenu une plaque tournante des relations religieuses et intellectuelles de la chrétienté.
La conclusion (« Aufbruch in ein neues Zeitalter. Der erste Adelsheilige ») résume les résultats de louvrage et souligne la nouveauté du message de Paulin, qui ouvre une nouvelle ère, celle des aristocrates convertis.
Lannexe I regroupe des textes de Paulin et de ses contemporains sur le renoncement à la richesse et la conversion. Lannexe II est consacrée aux messagers de Paulin (origine sociale, appartenance à des centres religieux ou à des familles sénatoriales). Lannexe III est un catalogue prosopographique des correspondants (directs ou indirects) de Paulin. Lannexe IV comprend une chronologie des contacts de Paulin à Rome et une chronologie des visites quil a reçues à Nole. Lannexe V est constituée par la traduction annotée de lEpistula imperatoria de Galla Placidia. On trouvera en fin de volume une excellente bibliographie, un Index locorum ainsi quun Index nominum et rerum.
La quantité dinformations contenues dans cette ouvrage est impressionnante. Chaque problème rencontré est étudié dans ses moindres détails. Lutilisation des sources et de la littérature secondaire est exemplaire. Tous les aspects de la correspondance sont abordés, en particulier limportance centrale de Paulin dans la pensée de son temps et dans le développement dune opinion favorable au monachisme : rhétorique et ascèse se rejoignent. En fait, cette étude historique de la correspondance de Paulin est en même temps une étude de sa vie, de son uvre et de sa conception de la littérature[7]. On soulignera notamment le remarquable apport prosopographique de cet ouvrage. Bref, un livre indispensable à qui sintéresse de près ou de loin à la correspondance de Paulin.
David Amherdt, Fribourg
(Suisse)
david.amherdt@unifr.ch
[1] Un complément, tiré dun ouvrage récent que S. M. ne pouvait pas connaître : A. Coskun, Die gens Ausoniana an der Macht. Untersuchungen zu Decimus Magnus Ausonius und seiner Familie, Oxford, 2002, p. 103-104, émet lhypothèse que le frère de Paulin aurait été jugé pour un crime capital et exécuté, et que Paulin lui-même aurait été soupçonné dêtre impliqué dans le crime : sa vie et ses biens auraient ainsi été un moment en danger. Coskun (p. 99-111) se démarque également de la datation traditionnelle, adoptée par S. M. : alors que pour S. M. (p. 85, n. 35) Paulin a été baptisé en compagnie de son frère, selon Coskun, le baptême de Paulin, qui, comme cétait dordinaire le cas à lépoque, impliquait un changement de vie important et ne pouvait être considéré comme une simple formalité, a eu lieu seulement après la mort de son frère, et en lien avec cet événement bouleversant qui a dû laisser Paulin totalement désemparé ; la mort du frère et le baptême (sans doute au printemps 391) ont été presque immédiatement suivis par le départ des Paulin en Espagne.
[2] Cf. L. Mondin, Decimo
Magno Ausonio, Epistole, Introduzione, testo critico e commento, Venezia, 1995, p.
135, commentaire à epist. 19b, v. 15 Green.
[3] S. M. (p. 391) donne Symmaque comme exemple de limportance des conventions épistolaires. Sur ce thème, il faut mentionner létude de P. Bruggisser, Symmaque ou le rituel épistolaire de lamitié littéraire. Recherches sur le premier livre de la correspondance, Fribourg, 1993, absent de la bibliographie de S. M.
[4] Ce sera le cas, un demi-siècle plus tard, des lettres de Sidoine Apollinaire, qui ont un message politique, social et religieux à transmettre à la société aristocratique de lépoque.
[5] P. 490. S. M. emprunte cette formule à W. H. C. Frend,
« The Two Worlds of Paulinus of Nola », dans J. W. Binns éd., Latin Literature of the Fourth Century,
London/Boston, 1974, p. 114-115.
[6] A mon avis, ce paragraphe aurait mérité une référence au troisième chapitre (« Amicitia and caritas Christi ») de C. Conybeare, Paulinus Noster. Self and Symbols in the Letters of Paulinus of Nola, Oxford, 2000, ouvrage par ailleurs utilisé par S. M.
[7]
La correspondance est étudiée sous un angle plus théologique par C. Conybeare, dans
louvrage mentionné dans la note précédente. Cf. aussi M. Skeb, Christo vivere. Studien zum literarischen Christusbild
des Paulinus von Nola, Bonn, 1997, également utilisé par S. M.