Catherine Conybeare : Paulinus Noster. Self and Symbols in the Letters of Paulinus of Nola. Oxford : Oxford University Press 2000 (Oxford Early Christian Studies). 187 S. £ 35.00. ISBN 0-19-924072-8

 

Comme l’affirme Catherine Conybeare dans son introduction, cet ouvrage a pour but d’étudier la « spiritualisation de l’expérience » (p. 11) de Paulin de Nole, c’est-à-dire sa tentative d’interpréter théologiquement la complexité de la vie humaine. Pour Paulin, le temporel a une valeur symbolique qui permet d’atteindre le spirituel. L’incarnation du Christ a une importance primordiale dans ce contexte, puisque c’est elle qui confère leur valeur aux choses matérielles. La conception profondément christocentrique de la théologie de Paulin est la clé de lecture dont se sert C. pour comprendre sa correspondance, qui constitue la matière première de cette étude.

 

Le premier chapitre (« Ipsae litterae ») a pour thème la lettre en tant que telle. C. la situe dans le contexte de la rhétorique épistolaire de l’époque. La plupart des lieux communs épistolaires païens sont repris par Paulin : exigence de la brevitas, lettre considérée comme un officium, importance de la fréquence des lettres, présents accompagnant la lettre. Ces derniers ont toutefois une signification beaucoup plus profonde que dans les correspondances païennes. Ils ne constituent pas seulement une marque d’estime ; ils sont d’abord et surtout un signe, en même temps qu’un renforcement, de la communion spirituelle unissant les correspondants. La lettre ne se limite donc pas à une communication verbale : tout le processus d’échange de la lettre a une haute valeur symbolique. Cet aspect ressort de manière particulièrement nette lorsque l’on se penche sur le rôle des courriers. Dans la correspondance chrétienne, en effet, le porteur de la lettre joue un rôle primordial1. Il fait partie de la même communauté spirituelle que l’auteur de la lettre et que le destinataire. Une continuité spirituelle se réalise donc à travers lui et à travers les conversations qu’il peut avoir avec le destinataire : le courrier est comme une « deuxième lettre » (p. 39). En outre et surtout, plus qu’un simple représentant, le messager est un délégué, un autre « moi » de l’auteur de la lettre.

 

Le chapitre 2 (« Sacramenta epistularia ») étudie la lettre comprise comme « sacrement ». La lettre est un document ouvert, destiné à toute la communauté chrétienne, dont le contenu est parfois complété par le messager. La distinction entre sphère privée et sphère publique tend à disparaître. Le rôle de la lettre chrétienne est très différent de celui de la lettre païenne. Il ne s’agit pas seulement de faire exister la relation (comme c’est le cas des lettres de Symmaque, par exemple) : tout est conçu en fonction de la vie intérieure. La lettre est une activité sacramentelle, c’est-à-dire un signe de la connexion invisible dans le Christ entre celui qui écrit et celui qui reçoit et lit la lettre. Elle est une offrande spirituelle et une base de réflexion proposée au correspondant, en même temps qu’un signe de communion. Ecrire ou lire la lettre est une véritable activité spirituelle. Alors qu’on peut affirmer que pour Symmaque « la perfection technique du message est... elle aussi message2 », pour Paulin on devrait dire que « la perfection spirituelle est... elle aussi message » (p. 58). La lettre a ainsi pour objectif principal d’aider le lecteur à atteindre la perfection spirituelle. Peu après sa conversion, Paulin affirme que la poésie, qu’il avait auparavant pratiquée avec assiduité, ne convient pas au chrétien (cf. Paul. Nol. carm. 10). Dès lors, il cesse presque totalement de recourir à la poésie à des fins épistolaires. Mais plus qu’une manière d’éviter la parenté avec les textes païens, la prose épistolaire lui apparaît, semble-t-il, comme le moyen idéal pour exposer les idées chrétiennes – la prose donne à l’écrivain une plus grande liberté que la poésie pour introduire dans le texte des allusions bibliques ou des citations. Avec Paulin, la prose devient ainsi le moyen de communication chrétien par excellence, destiné aux lecteurs qui ont déjà atteint un certain degré de familiarité avec le christianisme, alors que les vers apparaissent comme un moyen de communication pré-chrétien, lié au paganisme (cf. p. ex. les Natalicia, qui s’adressent à des gens profondément croyants, mais peu cultivés et manquant de formation chrétienne).

 

Chapitre 3 (« Amicitia and caritas Christi »). La relation épistolaire est fondamentale dans l’amitié chrétienne. La lettre n’est pas seulement un substitut de la présence de l’ami, comme dans l’amitié épistolaire païenne, mais une partie constitutive de l’expression de l’amitié. Les chrétiens sont membres d’un seul corps, membra Christi, et donc liés par la caritas Christi. Les amitiés à leur tour lient au Christ, puisqu’elles sont une mise en pratique du commandement de l’amour. En vertu de la communion, l’amitié entre deux personnes est immédiate et embrasse, sans distinction d’ordre hiérarchique, tous les individus de l’Eglise. La remise des lettres devient le rituel qui permet de franchir la distance qui sépare les correspondants. Le contact épistolaire en arrive ainsi à être considéré comme supérieur à la présence physique de l’ami : la communion spirituelle est la communion suprême, symbole de l’amour du Christ. Et c’est à travers l’amour du Christ et l’amour des autres dans le Christ que sa mort rédemptrice est rendue efficace. Pratiquer l’amitié est donc un chemin de vie chrétienne. Tout au long de ce chapitre, C. complète ou corrige les conceptions de l’amitié chrétienne défendues par Fabre et Konstan3.

 

Dans les chapitres 4 et 5, C. étudie le rôle du langage figuré dans la pensée de Paulin : lier le temporel et le spirituel. Ces deux chapitres permettent de saisir l’importance primordiale du langage symbolique et du paradoxe chez les chrétiens.

 

Chapitre 4 (« Imago terrena and imago caelestis »). A travers un langage imagé et symbolique on a accès au spirituel. En d’autres termes, par le biais de l’image littérale ou matérielle – la description d’un objet, par exemple – le lecteur est conduit à une image ou représentation spirituelle, qui a une valeur plus élevée. Par exemple, la description de la basilique de Nole est une figura de la charité unissant Paulin et Sulpice (cf. Paul. Nol. epist. 32, 10). Le but des descriptions matérielles est donc spirituel, et en dernière analyse ce but spirituel est toujours le progrès intérieur du lecteur. Dans ce contexte, C. souligne que pour Paulin la réponse personnelle du chrétien à la lecture d’un texte religieux a une très haute valeur, car elle est le fruit d’un regard plongé en Dieu. Les lettres, ainsi, vivent par l’action du chrétien. On peut conclure que les connexions symboliques et spirituelles sont plus réelles que les connexions littéraires : le littéral n’a de signification que dans la mesure où il génère des connexions spirituelles. C. dégage une caractéristique fondamentale du langage chrétien de l’époque : la rhétorique et le langage chrétiens sont par essence figurés. Les images permettent de transcender les limitations du langage et d’exprimer les paradoxes propres au message chrétien.

 

Dans le chapitre 5 (« Imagines intextae »), C. analyse les chaînes ou juxtapositions d’images qui abondent dans la correspondance de Paulin et donnent à son style un caractère très visuel. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la manière de procéder des arts visuels de l’époque (scènes bibliques abrégées et jjuxtaposées générant des résonances typologiques) a plus d’un point commun avec le style de Paulin. L’accumulation d’images n’est pas un simple embellissement littéraire. Elle est au contraire fondamentale dans l’expression et la pratique de la foi, car les images permettent de passer du littéral au spirituel et d’atteindre le transcendant. On découvre ainsi chez Paulin des chaînes ou juxtapositions d’images non hiérarchisées, mais complémentaires et interdépendantes, qui sont destinées à mettre en lumière les mystères chrétiens. Ces chaînes d’images ou d’interprétations ne donnent pas de ce mystère une seule signification. Au contraire, cette tension entre diverses interprétations parfois contradictoires permet de révéler la richesse, les paradoxes et la diversité de significations de ce mystère. C. parle de « révélation par métaphore » (p. 126). Paulin use peu de l’exposition linéaire : le paradoxe biblique n’est pas un problème à résoudre, mais un problème dont il faut mettre en lumière les différentes facettes. Paulin parvient ainsi à unir des idées logiquement incompatibles (l’analyse que C. fait des images de Paulin autour du Christ Verbum incarné, qui unit en lui la parole temporelle et la Parole éternelle, le temporel et l’éternel, est exemplaire).

 

Dans le chapitre 6 (« Homo interior »), C. parle de l’identité personnelle, du « moi ». Le « moi » est un « moi » relationnel, c’est-à-dire un « moi » en communion avec d’autres « moi », par le biais de la communauté dans le Christ : les correspondants et le porteur de la lettre sont des membra Christi qui cherchent à atteindre la ressemblance avec lui – ce qui se réalise par la grâce. Cette interpénétration des « moi », rendue possible parce que les « moi » sont pénétrés par le Christ, permet de transcender la distance dans l’amitié. C’est aussi pour cette raison que la présence spirituelle est plus forte que la présence physique. Le commandement « diligas proximum » fait des autres une partie essentielle de la vie chrétienne et, en fait, du « moi » chrétien.

 

En conclusion, cet ouvrage se distingue par sa rigueur philologique – l’utilisation de textes est excellente – et par la sûreté des analyses théologiques. Il est novateur et ouvre sans aucun doute la voie à une compréhension plus profonde du message théologique christocentrique de Paulin et de sa conception de l’amitié chrétienne. Tout au long de l’ouvrage, le lecteur découvre l’influence considérable que Paulin a exercée sur le développement de la pensée chrétienne de l’époque et en particulier sur Augustin, qui fut l’un de ses correspondants.

 

Le livre comporte en appendice un petit chapitre sur le contenu des manuscrits utilisés par Hartel, l’éditeur de Paulin dans le CSEL, et la datation des lettres de Paulin. Il est complété par une bibliographie sélective ainsi que par deux index très utiles : un index locorum et un index général.

 

Zusammenfassung: Die Studie „Paulinus noster“ von Catherine Conybeare befasst sich aus einer neuartigen, zugleich philologischen und theologischen Perspektive mit dem Briefwechsel des Paulinus von Nola. Das Buch eröffnet dadurch den Zugang zu einem vertieften Verständnis der Auffassung der christlichen Freundschaft und der persönlichen Identität (des „christlichen Selbst“) des Paulinus, wie auch seiner Schreibweise. Letztere charakterisiert sich durch die vorrangige Bedeutung der symbolischen Bildersprache für die Darstellung der christlichen Glaubensgeheimnisse. Die für Paulinus typische, zutiefst christozentrische Sichtweise der Theologie ist der Schlüssel, mit dessen Hilfe C. den Zugang zum Verständnis des Briefwechsels eröffnet.

 

David Amherdt, Fribourg (Suisse)

 



1 Conybeare confirme et complète la thèse de M.-Y. Perrin:  Ad implendum caritatis ministerium. La place des courriers dans la correspondance de Paulin de Nole,  MEFRA 104, 1992, 1025-1068.

2 Ph. Bruggisser: Symmaque ou le rituel épistolaire de l’amitié litté­raire. Recherches sur le premier livre de la correspondance, Paradosis 35, Fribourg 1993, p. 3.

3 P. Fabre: Saint Paulin de Nole et l’amitié chrétienne. Bibliothèque des Ecoles Françaises d’Athènes et de Rome 167, Paris 1949 ; D. Konstan: Friendship in the classical world. Cambridge 1997.