Laurent Pernot, Éloges grecs de Rome, traduits et commentés par L. P. Paris 1997 (Les Belles Lettres, coll. La Roue à livres), 201 p.

Laurent Pernot, whose book on rhetoric of praise in Greek-Roman world ("La Rhétorique de l'Éloge dans le monde gréco-romain", Paris, 1993) is well known, publishes here his translations of two Greek orations, Ælius Aristides's "Eis Romen" (IIth Century) and Pseudo-Aristides's "Eis Basilea" (to Philip the Arab, IIIth Century). With these translations, the books contains an accurate introduction, many footnotes, appendices about date of the former oration and identification of the emperor praised in the latter, bibliography and index.

   L. Pernot donne dans cet ouvrage la traduction de deux pièces grecques de cette rhétorique de l'éloge à laquelle il avait déjà consacré une étude capitale[1] : En l'honneur de Rome (Eis Rômèn), discours 26 d'Ælius Aristide, et En l'honneur de l'empereur (Eis Basilea), inscrit sous le numéro 35 dans le corpus des œuvres du même Aristide, mais presque unanimement reconnu pour apocryphe au XXe siècle[2]. En effet non seulement Aristide n'en est pas l'auteur, mais cet éloge est manifestement plus tardif, louant un empereur du IIIe siècle, vraisemblablement Philippe l'Arabe. On pourrait s'étonner de voir réunies des œuvres qui n'ont en commun ni siècle, ni auteur ni sujet (une ville, un homme) : L. Pernot justifie son choix en déclarant que justement nous disposons ainsi d'une figure bifrons de la rhétorique grecque impériale ; la connaissance de celle-ci ne saurait être mieux éclairée que par la comparaison entre « un grand auteur » et « un tâcheron », entre l'« heureuse période » de l'Empire romain et sa malheureuse période, c'est-à-dire l'anarchie militaire. D'ailleurs les deux œuvres se rejoignent dans leur interpretatio graeca de l'Empire, à la fois déférente et orgueilleuse : à Rome « la puissance, le génie de l'administration, les vertus du commandement, et aux Grecs... ce qui reste », c'est-à-dire la culture. Ajoutons, et ce malgré les réserves de L. Pernot, qu'une influence de l'Eis Rômèn sur l'Eis basiléa n'est peut-être pas à exclure, car si la présence d'un tableau coloré peignant la félicité de l'Empire à la fin de l'éloge « fait partie de la topique » du genre, c'est une particularité propre à ces deux œuvres que de centrer ce tableau sur la liberté de circulation[3].

   L'ouvrage de L. Pernot commence par un avant-propos qui expose les enjeux communs rhétoriques et politiques ; suivent les traductions, chacune précédée d'une notice ; puis deux appendices présentent des mises au point sur la date du discours d'Aristide et sur la question de l'inauthenticité de l'Eis basiléa et de l'identité de l'empereur qu'il loue. On trouve enfin, avant un index des noms propres, une bibliographie raisonnée qui expose l'essentiel —rien que l'essentiel, tout l'essentiel— sur les deux discours, sur Aristide et sur le contexte idéologique et rhétorique.

   Les traductions se lisent bien et sont richement annotées. Leur auteur a su rendre également le style à effet, plutôt appuyé, d'Aristide et celui plus sec et plus mécanique de son successeur. L. Pernot suit le texte de Bruno Keil —il précise qu'il n'a pas voulu faire œuvre d'éditeur, ce qui est conforme à l'esprit de la collection—, mais non les yeux fermés : en de nombreux points, signalés en note, il rejette le surplus de conjectures que la mode hypercritique de son temps avait dictées à Keil et revient à la tradition des manuscrits. Par ailleurs, toutes les divergences avec les traductions (anglaises) sont justifiées avec précision.

   Les notices donnent des aperçus rhétorique, stylistique, idéologique et sociologique de chacune des deux œuvres. En l'honneur de Rome est doté d'une « architecture [...] soigneusement étudiée » et respecte généralement les règles d'école. Cependant, délaissant les schémas en usage que sont le plan par vertus et l'évocation de l'histoire et des monuments, Aristide a bâti son discours sur la comparaison de l'Empire romain avec les empires qui l'ont précédé. C'est que, explique L. Pernot, il s'agit d'un éloge non de la cité de Rome (pour lequel il aurait été judicieux d'adopter le plan-type des éloges de villes), mais de son empire, et même d'une réflexion sur la manière dont s'exerce le pouvoir romain. D'autre part, par-delà le style hyperbolique et les compliments de rigueur, le discours est une véritable « hellénisation de l'Empire romain » que dénote en particulier dans le vocabulaire la traduction des réalités romaines en notions typiquement grecques. Enfin, s'interrogeant sur la représentativité de l'Eis Rhômèn, l'auteur assure que le rhéteur de Smyrne y présente le point de vue d'une classe, celle des notables de l'Orient grec. Voilà rafraîchie l'image d'Aristide, qu'on a trop souvent dit besogneux, adulateur insincère et simple compilateur de lieux communs.

   En l'honneur de l'empereur a pour premier mérite de constituer le seul exemplaire à nous être parvenu complet parmi les nombreux basilikoï logoï qu'ont produits les IIe et IIIe siècles. Sa caractéristique principale est sa fidélité à l'hellénisme (ce qui peut émouvoir, vu sa date tardive). Résolument tournée vers les modèles de la Grèce classique, auxquels, par un procédé voisin de celui qu'applique Aristide, sont assimilées les réalités du monde romain, l'œuvre est aussi très scolaire : L. Pernot montre qu'elle applique exactement les recommandations de Ménandre, se pliant si strictement à la division de la vertu en piété, justice, humanité, tempérance, courage et intelligence que la personnalité réelle de l'empereur a disparu et que celui-ci « est réduit à ses vertus ». Malgré tout, dans le brouillard de cette abstraction (on comprend pourquoi on a eu tant de mal à reconnaître quel est le souverain en question), percent quelques traits de l'actualité : l'insistance sur la philanthrôpia, ou « humanité » qui correspond bien à la sensibilité de l'époque, le quasi remplacement de la vertu militaire du courage par celle de la diplomatie, trait qui conviendrait spécialement à Philippe l'Arabe, négociateur d'une paix (avec la Perse) peut-être peu honorable mais sans doute accueillie avec soulagement par ses sujets. D'Aristide au Pseudo-Aristide, conclut L. Pernot, « l'éloge se fêle et laisse place à la justification. » En l'honneur de l'empereur ne manque donc pas d'intérêt, sinon en littérature, en tout cas en histoire et en histoire de la rhétorique.

   Disons enfin que, n'eût-il contenu aucune note, aucun commentaire, l'ouvrage de L. Pernot aurait déjà été d'une grande utilité, en particulier pour les francophones. Une édition critique qui date d'un siècle, aucune traduction française, quelques traductions en langues étrangères, mais peu sûres : on peut étendre aux deux discours ce que L. Pernot avance à propos du seul En l'honneur de Rome, « plus célèbre, peut-être, que réellement lu. » Il n'y a désormais plus d'excuse.

Pierre-Louis Malosse
 


Notes


 


[1] La Rhétorique de l'éloge dans le monde gréco-romain, Paris 1993 (Institut des Études Augustiniennes, Antiquités —137)

[2] On remarque cependant que T. C. Burgess, Epideictic literature (Chicago, 1902), p. 132-134 ne doute encore pas de son authenticité et L. Pernot pp. 175-177, signale la récente tentative de C.P. Jones pour réhabiliter l'attribution à Aristide

[3] Or.XXVI, 100 et Or. XXXV, 37. De plus, que le logographe Ménandre cite l'Eis Rhômèn prouve que cette œuvre était un modèle en honneur dans les écoles de rhétorique, où a été formé le Pseudo-Aristide.